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Par Laurent Aumaitre le 11 Octobre 2020 à 10:34
King Kong est peut-être le film le plus connu du cinéma, ancré dans l’imaginaire collectif au point que même ceux qui ne l’ont jamais vu connaissent l’image de ce singe géant au sommet de l’Empire State Building. À bien des égards, on peut même dire qu’il est le seul vrai mythe 100 % cinématographique.
Un autre mythe est celui de son box-office. Il est communément admis qu’il aurait rapporté lors de sa sortie l’impressionnante somme de cinq millions de dollars à la RKO, producteur du film, sur le sol américain uniquement, ce qui en ferait la troisième plus grosse recette des films sortis cette décennie. Comme nous allons le voir, c’est un peu plus nuancé que cela.
Lorsque David O’Selznick quitte la Paramount pour devenir le producteur exécutif de la RKO en 1932, il a bien conscience qu’il s’agit là d’un challenge. Le jeune studio, fondé juste avant la crise de 29, à bien du mal faire sa place au sein des majors. En fait, hormis 1929, toutes les autres années sont financièrement dans le rouge. Particulièrement 1931 et 1932. Ce qui sauve le studio de la faillite est qu’il est né de la fusion de la Radio Corporation of America (RCA), alors en plein développement et de l’un des plus grands réseaux de salles du pays, la Keith-Albee-Orpheum qui appartient à Joseph Patrick Kennedy, père du futur président des États-Unis.
C’est justement ce puissant parc de salles qui assurent les revenus suffisant pour la survie de la RKO. Toutefois Selznick a conscience qu’il faut frapper un grand coup afin d’apporter ce qui manque au studio, une marque de fabrique à défaut de prestige. Il valide ainsi un projet de Meriam C. Cooper et de son acolyte de toujours Ernest B. Schoedsack, avec qui il avait déjà travaillé en 1929 sur une adaptation à succès du roman The four feathers. Il s’agit d’un film fantastique racontant l’histoire d’un singe géant tombant amoureux d’une belle. Une version moderne de la Belle et la bête dont l’action se déroule pour moitié dans Le monde perdu d’Arthur Conan Doyle.
Justement ce roman avait été adapté en 1925 et fut l’un des grands succès de la décennie, en raison en particulier des trucages de Willis O’Brien. C’est donc logiquement que Selznick fit appel à lui et King Kong doit, indubitablement, beaucoup à ses trucages impressionnants, qui ont marqués plusieurs générations.
Mais le film a d’autres atouts, tels ses décors impressionnants, comme la porte géante de l’île du crâne. Celle-ci est celle du film Le roi des rois (1927) de Cecil B. DeMille que Selznick a racheté $100 000 ! À l’époque le cinéma fantastique avait connu son âge d’or lors du muet et au début des années trente il se résume essentiellement aux films de monstres à faibles budgets de la Universal (Dracula, Frankenstein, etc.) Aussi, en lui allouant un budget de $400 000 Selznick se montre généreux, d’autant que très vite celui-ci sera largement dépassé puisque le film coutera au final la bagatelle de $672 000.
Généreux, mais pas pour autant crédule et il ne perd pas de vue que le studio est surveillé de près par les financiers qui attendent des résultats. Aussi il décide de diluer les coûts du film en rentabilisant au mieux les décors et les acteurs. Par exemple parallèlement au tournage du film, après les prises de vues de la journée, on tourne de nuit, dans le même décor les scènes du film La chasse du Comte Zaroff des mêmes réalisateurs, avec Fay Wray, la vedette de King Kong, mais aussi trois autres acteurs de Kong. Puis ce sera au tour du film Le fils de Kong dont le tournage débute deux semaines après la première de King Kong, toujours avec les mêmes décors et Robert Armstrong reprenant son rôle de Carl Denham, le producteur à l’origine de l’expédition du premier film. De plus Selznick récupérera la porte géante à son compte pour la scène de l’incendie d’Atlanta dans Autant en emporte le vent.
Mais la mise en scène est également à la hauteur, King Kong étant sans aucun doute le chef-d’œuvre de Cooper et Schoedsak. Les scènes de destructions de New York tiennent encore la comparaison face à quelques récentes productions, les scènes d’actions sont dynamiques et bien montées et le film est d’une rare violence pour l’époque, montrant toute la sauvagerie du gorille (homme écrasé, déchiqueté en deux avec les dents, etc.) À ce propos, le film sera rapidement censuré. Une scène en particulier ne fut présentée qu’une seule fois au public, celle où quatre marins sont dévorés par une araignée géante, un lézard géant, un insecte à tentacule et un crabe géant. Cette scène jugée trop choquante avait été coupée par Meriam C. Cooper après la première du film.
Au moment de sa sortie, King Kong est le 6e film le plus cher du studio et le plus cher de l’année, pour un genre, considéré alors comme mineur. De plus, suite à une campagne publicitaire rondement menée, le film est très attendu. Autant dire que son box-office va se révéler capital pour l’avenir du studio.
Le film sort le 2 mars 1933 dans une avant-première spéciale de quatre jours, simultanément au Radio City Music-Hall et au Roxy de New York, les deux plus grandes salles du pays. Les places s’arrachent, se vendant jusqu’au prix incroyable de $5 à une époque où les plus grandes premières atteignent péniblement les $3. En 4 jours seulement, le film a rapporté $89 931 dans ces deux seules salles. De très bon augure. Le film est définitivement un évènement.
Toutefois, force est de constater que le triomphe new-yorkais ne sera que rarement réédité. En effet lorsque l’on regarde le détail des recettes des salles d’exclusivité, il s’avère que si les premières semaines sont bonnes, elles ne sont pas non plus exceptionnelles. De plus les recettes en deuxièmes semaines sont pour la plupart normales, voire décevantes. Sans commune mesure avec les recettes du succès du moment, 42e rue, par exemple.
En effet, si l’on en croit le ledger de la RKO, les recettes américaines rapportent au studio $745 000 seulement. Insuffisant pour être dans le top 20 de l’année (il est 22e). En l’état le film n’est clairement pas rentable. Par contre le film est un triomphe à l’étranger, en particulier en Grande-Bretagne où le film est le 3e plus gros succès de l’année selon John Sedgwick. Selon son étude j’estime à 4,75 millions le nombre de Britanniques à être allé le voir en salle. King Kong est devenu un film culte et la RKO vient de trouver son style ; celui d’un studio qui fait des films qu’on ne peut voir nulle part ailleurs.
En France toutefois, le film semble plus avoir eu un succès de curiosité. À Paris par exemple, il reste 7 semaines à l’affiche du Marivaux ce qui est une bonne performance sans être non plus exceptionnelle, mais lorsqu’il sort tout de suite derrière au Colisée, il n’y reste que 2 semaines ce qui n’est vraiment pas de bon augure pour la suite de son exploitation.
Il est ainsi le troisième plus gros succès international de l’année pour un film américain, derrière Cavalcade de Frank Lloyd et La reine Christine de Rouben Mamoulian, avec Greta Garbo. Au final il est le 14e plus gros succès mondial de l’année, dégageant $650 000 de profits. Il s’agit là du deuxième plus gros bénéfice de la courte histoire de la RKO après Rio Rita.
D’autant qu’en optimisant le décor et le casting du film, Selznick produisit deux films (Kong et Zaroff) pour moins de $900 000 qui dégagèrent un profit total de $725 000. Il devint ainsi l’un des producteurs exécutifs les plus réputés, qui allait bientôt pouvoir voler de ses propres ailes.
Quant au Fils de Kong, il sortit dans l’indifférence générale le 22 décembre 1933, rapportant $331 000 aux USA et $616 000 dans le monde, dégageant malgré tout $123 000 de bénéfices grâce à son coût maîtrisé.
Mais l’histoire de King Kong ne s’arrête pas là. Il ressortit en effet en 1938, rapportant encore $155 000 aux USA et $306 000 dans le monde. Un bon score pour une reprise à l’époque. Tout comme celle de 1942 avec ses $170 000 sur le continent nord-américain et surtout $685 000 dans le monde.
Mais alors qu’il aurait pu faire comme nombre de classiques de cette époque, sombrer dans l’oubli jusqu’à ce que la TV lui donne une seconde vie, il va avoir une deuxième carrière en salle. En 1951, la RKO fait faillite et se fait racheter par le milliardaire Howard Hugues. Afin de faire rentrer de l’argent au plus vite en attendant que ses propres productions soient réalisées, il décide de faire ressortir en salles quelques vieux succès du catalogue. King Kong en fait partie, dans une version expurgée de sa violence initiale, en 1952. Ce que personne n’a pris en compte, c’est qu’un nouveau public voit le jour, celui des tennagers, adeptes des drive-in et des films de SF et de monstres à faible coût, pouvant faire frissonner la girlfriend. Et alors que personne ne s’y attend vraiment King Kong sera un franc succès rapportant $1 600 000 rien qu’aux USA selon Variety, soit quasiment autant que La chose venue d’un autre monde, produite par Howard Hawks et sorti la même année. Le succès du film sera international, et notamment au Japon. Si l’on en croit la publicité de la RKO de l’époque, la reprise a ainsi dégagé $2 500 00 de bénéfices dans le monde.
Et les producteurs des deux côtés du Pacifique auront l’idée de faire s’affronter le gorille géant à Godzilla dix ans plus tard dans King Kong contre Godzilla. Cet épisode de Godzilla sera le plus grand succès de la franchise, que ce soit aux USA avec $1 250 000 ou au Japon avec 11 200 000 entrées en 1962 et 12 550 000 entrées cumulées avec les reprises de 1970 et de 1977.
Enfin, le King Kong de 1933 sort une dernière fois aux États-Unis en 1956 rapportant quelques $100 000. Il ressort en 1965 en France et en Espagne. Si chez nous l’accueil du public est tout juste correct avec 452 103 entrées en un peu moins de deux ans (en 2012, il totalisait 863 274 entrées depuis), de l’autre côté des Pyrénées l’accueil est bien plus enthousiaste avec 1 079 891 entrées, auxquels il convient de rajouter les 171 436 faites lors de la reprise de 1982.
L'accueil fait au personnage par le public n'a jamais faibli depuis lors comme en attestent les succès des remakes de 1976 et de 2005.
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